Be well. Practice big medicine.

Michael A. Di Iorio | La Zone Grise

Michel A. Di Iorio

Il vient un temps dans la vie de chacun, où il vaut mieux vivre le moment que de le questionner et/ou le défier à outrance…

Nous avons tous répondu à des appels qui tombaient dans la zone dite « grise »… soit la Dead Zone des services d’urgence, dont l’instruction théorique ne couvrit pas toutes les possibilités. Ce genre d’appel à l’aide fut chose courante à l’époque des services de médecins à domicile (pré-US), et malgré les progrès associés à l’implémentation de protocoles universels, il y en a toujours… mais on n’aime pas trop les ébruiter…

Parlons-en de cette zone grise, alors…

J’étais/je suis un père qui place sa famille en tête de liste d’importance et de priorité, alors ce fut sans difficulté que je me suis retrouvé cœur et âme jusqu’aux coudes devant l’impasse du devoir professionnel contre le devoir paternel, et ce, dans le butoir très étroit de la soirée de noces de la fille unique de mon patient…

J’étais en devoir depuis quelque 27 heures et des poussières, car mon quart de travail pré US couvrait du vendredi à dix-huit heures, au dimanche à vingt-trois heures. Nous commencions à peine à déguster notre délicieuse pizza spéciale, jumbo avec extra tomates et oignons… c’était inclus dans l’offre, quand la radio s’est mise à cracher l’adresse d’un hôtel huppé de Laval, et bien évidemment, notre véhicule étant le plus près, les mouettes ont mieux mangé que nous ce soir-là; les boomers se souviendront de l’époque ou l’ambulance nous servait quasiment de caserne. Le motif de l’appel fut une détresse respiratoire; nous étions donc autorisés à utiliser les gyrophares et la sirène.

Vu l’opulence des préparatifs accessoires à l’occasion, l’endroit fut bondé d’une clientèle exubérante et mixte, tous à la recherche d’un éclatement digne d’un samedi soir de canicule. Nous avions donc adopté comme stratégie « l’entrée discrète », quoiqu’on nous a immédiatement repérés et dirigés à l’étage de l’immeuble. Le père de la mariée attendait notre arrivée, impatient et visiblement mal en point.

Après nous être identifiés à la satisfaction de notre patient (il s’agissait d’un avocat ontarien en vacances au Québec pour célébrer les premières noces de sa fille unique), nous avons procédé à son évaluation secondaire. S’ajoutant aux causes externes immédiatement identifiables (température étouffante, salle surchargée d’invités, etc.), il présentait un tableau typique d’angine de poitrine; i.e. : il s’agissait d’un homme dans la cinquantaine, sédentaire, souffrant d’embonpoint, hx de diabète, haute pression, beaucoup d’émotions fortes en peu de temps, et comme facteur déclencheur supplémentaire s’ajoutait le stress associé à l’arrivée imminente du moment de la danse du père avec la mariée… je lui ai donc répété qu’il serait plus prudent de consulter un avis médical, et quoiqu’il réalisa l’imprudence de son geste, il refusa obstinément de considérer un transport vers l’hôpital… tant qu’il n’avait pas fait un tour de piste de danse, ne serait-ce qu’une fois avec sa fille…

De plus, il nous interdisait d’avertir les invités de son malaise, car il ne voulait pas nuire au déroulement de la soirée; il voulait surtout éviter de distraire les nouveaux mariés, car aux yeux du père, il s’agissait de l’un des plus beaux moments de la vie de sa princesse. C’est d’une poignée de main de fer et d’un regard embrasé que le père de la mariée m’a communiqué ses priorités et conditions : il nous laissait le transporter à l’hôpital… à la condition préalable et ferme que nous lui accordions le temps d’une danse avec sa fille. La ratification se lisait dans les yeux de son épouse devant la résolution de son mari à accomplir ce devoir paternel avant de la quitter…

Nous avons revérifié ses signes vitaux avant de lui placer une petite Nitro sous la langue, et enlevé le masque d’oxygène. Au bout de quelques petites minutes, nous l’avons aidé à regagner ses pieds, afin de lui permettre d’accomplir son devoir paternel sous l’œil complice de notre surveillance. Et quoiqu’on le surveille, le dilemme et le débat demeurent aussi vifs dans mon souvenir qu’ils l’étaient ce soir-là… même que nous l’ayons applaudi comme les invités.

Radieux, il céda la main de sa fille à celle de son nouveau mari, et se laissa diriger à l’abri des regards, d’où nous pouvions l’installer confortablement sur une civière, et le placer sous oxygénothérapie. En ajustant son masque d’oxygène, j’ai senti sa main entourer la mienne, qu’il a serrée très très fort… en soufflant un « Thank you ! »

Quelques mois plus tard, le patron est venu nous interpeller avec une enveloppe à la main, qu’il s’empressait de nous remettre, avec un sourire et une bonne poignée de main. Il s’agissait d’une copie de lettre de remerciements à l’intention du maire de Laval, le félicitant de SON service d’intervention préhospitaliers, et deux jeunes paramédics qui étaient en devoir un certain samedi soir d’août 1980… la lettre décrivait, en langue anglaise, l’angoisse du père, pour qui cette danse avec sa fille fût le moment culminant de sa paternité. La lettre louangeait les paramédics en devoir (nous) pour l’intensité de notre compassion humaine ainsi que nos compétences, car le personnel de l’urgence avait souligné l’importance de notre intervention avant et après la danse du père avec la mariée, pour laquelle il fut très reconnaissant.

On s’est longuement interrogés sur la zone grise qui barde, en hypocrite capricieux, ce genre de situation et ses conséquences. La décision d’obtempérer à la requête du père aurait pu avoir des conséquences tragiques sur ses chances de survie, et la décision de tenter le tout pour le tout aurait pu déclencher une crise de trop, sans compter l’émoi qu’une telle démonstration aurait eu sur les invités.

Malgré qu’il s’en soit tiré, et que sa fille ait vécu ses noces de rêve, selon la volonté de son père, ce cas chatouille les marges de la zone grise pour la moyenne des intervenants consultés.

J’y pense encore de temps à autre, ayant récemment vécu le mariage de ma propre fille, quoique je ne souffre pas des symptômes désagréables associés à une crise d’angine. Je comprends l’importance de ce beau moment dans le cœur d’un père… et je crois qu’en de circonstances comparables, j’aurais sans doute agi comme lui, malgré l’imprudence évidente de son geste.

Et… si vous étiez l’un des intervenants en devoir en cette soirée caniculaire d’août 1980? Le moment venu, comment auriez-vous tranché devant le refus d’obtempérer du père, à moins de lui concéder quelques moments de compassion, et bien sûr, votre discrétion?

Comment auriez-vous justifié votre décision/intervention… dans la zone grise?

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